




Chapitre 1
REMI
Je voulais cueillir des fleurs de lune ce soir. Le ciel était clair, les étoiles sauvages et dansantes. Les gardes étaient moins nombreux que d'habitude. Je pensais qu'ils étaient tous partis jouer, jusqu'à ce que mère arrive. Elle m'a grondée pour être sortie en cachette, et m'a presque jetée dans un bain.
J'ai essayĆ© de lui parler des fleurs de lune. De leur pollinisation, de leur culture ā qu'elles sont toxiques si ingĆ©rĆ©es, toxiques au toucher, mais mĆØre m'a dit que les bonnes filles restent silencieuses. Alors je suis restĆ©e silencieuse.
Silencieuse pendant que les servantes me tressaient les cheveux, silencieuse pendant qu'elles me vêtissaient d'une robe blanche comme la perle. Silencieuse pendant que les gardes m'escortaient jusqu'à la salle du trÓne. La salle du trÓne où je me tiens maintenant, silencieuse comme la nuit.
Rose ne voulait pas entendre parler des fleurs de lune non plus. En fait, elle m'a carrément dit de me taire. Alors maintenant je me tiens tranquillement à ses cÓtés, la salle du trÓne toute blanche de notre mère vibrant sous l'éclat de la lune et des bougies.
J'ai toujours aimĆ© les fleurs. Les peindre, les observer, les prĆ©server. Leur dĆ©licatesse m'a toujours attirĆ©e. Tout comme la vulnĆ©rabilitĆ© des forĆŖts. Petite biche, mes sÅurs m'appelaient quand j'Ć©tais plus jeune parce que les faons de nos terres de chĆ¢teau n'avaient jamais peur de m'approcher. Je sais que c'est un surnom de faiblesse, qu'elles se sont rapprochĆ©es grĆ¢ce Ć la petite Remi insignifiante. Mais je crois qu'il y a de la grĆ¢ce Ć permettre Ć ses sÅurs d'ĆŖtre heureuses ā mĆŖme si c'est Ć vos dĆ©pens. Surtout depuis qu'elles ont commencĆ© Ć m'appeler ainsi aprĆØs la mort de papa. Comment elles se sont rapprochĆ©es Ć cause de ma chute.
Notre père était un bon roi. Il est mort en se battant pour nous, pour notre terre, jusqu'à son dernier souffle. "Même les fleurs les plus délicates peuvent vaincre une armée," me disait-il au milieu des jardins, puis il glissait une fleur sauvage en fleur derrière mon oreille, "Les gens sous-estiment souvent ce qui semble innocent, Remi."
Les gens sous-estiment souvent ce qui semble innocent.
Je me suis toujours demandé si c'était la manière de mon père de me dire que j'étais pitoyable. Je ne suis pas une leader née comme Rebecca... courageuse comme Reiyna... ou intelligente comme Rose, mais délicate, pitoyable, petite.
Au moins l'une d'entre nous devait ĆŖtre imparfaite et faible, non ?
« Remi, pour l'amour de Deanna, arrête de te ronger les ongles », la voix de Rose tranche, attirant l'attention de certains des gardes proches qui nous protègent derrière le trÓne incrusté de saphirs de Rebecca. « Tu penserais qu'en cette nuit spéciale, tu te comporterais au mieux », continue Rose, les yeux fixés sur le plus grand de nos lustres brisés, « Veux-tu que le Prince de Minuit te prenne à sa place ? »
J'arrête immédiatement de me ronger les ongles, une honte familière m'envahissant comme une pluie d'été chaude.
Mon sang se glace et les poils de ma nuque se dressent. Le Prince de Minuit. Le plan de Reiyna pour se faire passer pour Rebecca et lutter pour nos vies.
J'avais complètement oublié.
En tant que benjamine, personne ne me dit jamais grand-chose, mais choisir de ne pas me prĆ©venir que le fae mĆ¢le le plus dangereux du royaume vient Ć nos portes pour kidnapper notre aĆ®nĆ©e pour son sang ? MĆŖme pour mes sÅurs, cela semble cruel. Comme les fleurs sauvages, j'ai toujours Ć©tĆ© si facilement oubliĆ©e.
Ā« Remi, par les dieux, ferme-la, Ā» la voix de Reiyna est plus forte depuis son faux trĆ“ne. En tant que Commandante de la LĆ©gion Solis, ma deuxiĆØme sÅur aĆ®nĆ©e est aussi stoĆÆque que jamais. Elle est calme ā presque sans Ć©motion, en fait, elle a toujours prĆ©tendu toute sa vie qu'elle a Ć©tĆ© si bien entraĆ®nĆ©e qu'elle ne ressent rien.
Je n'ai jamais su si je suis jalouse ou triste de cette capacitĆ©, cette chance de ne rien ressentir. Je ressens toujours tout si profondĆ©ment, au point d'agacer mes autres sÅurs. Elles me grondent toujours pour pleurer, ou pire ā me cacher. Ce soir pourtant, je ne veux pas gĆ¢cher la mission de Reiyna. Tellement que je dis une priĆØre Ć Deanna.
La mission de Reiyna existe depuis avant ma naissance. Elle s'entraĆ®ne pour ce soir toute sa vie, l'opportunitĆ© de mettre fin Ć la tradition millĆ©naire du Roi de Minuit de voler l'aĆ®nĆ©e des femmes Solis. Le Roi de Minuit devrait prendre Rebecca, l'aĆ®nĆ©e, mais ce soir, Reiyna se fait passer pour elle. Ce soir, Reiyna se bat pour nos sÅurs. Ce soir, elle brisera la malĆ©diction des SorciĆØres.
Ce qui est, bien sƻr, bien plus important que de cueillir des fleurs de lune.
Je ne pourrais pas ĆŖtre aussi courageuse mĆŖme si j'essayais.
Je crie dĆØs qu'il arrive. Cāest complĆØtement involontaire. Les cris, la trĆ©pidation. Mon pĆØre a eu la gentillesse de me prĆ©venir Ć travers des histoires au coucher que le Roi de Minuit manipule les esprits. Il suscite la terreur d'une maniĆØre que vous n'avez jamais connue. Il me tenait devant des cartes des Terres Autrefois Perdues ā les Sept Ćles ā et me montrait où rĆ©side la magie dĆ©clinante de notre royaume.
Je me souciais toujours plus des représentations de forêts et de fleurs sauvages. Des prairies de champs bioluminescents, des lagons de sirènes, des dragons et des feux de forêt sans fin, mais les Terres Magiques viennent avec autant de danger que de merveille, m'a averti mon père. Et chaque femme Solis qui y est entrée n'en est jamais revenue vivante.
Le temps y fonctionne diffƩremment aussi. Plus on voyage vers le nord, plus il y a de magie. La magie vit dans la terre et a la capacitƩ de soutenir la vie. Donc tous ceux qui y rƩsident, y compris le Roi de Minuit, sont immortels. Il ne vient qu'une fois tous les cent ans.
Donc encore une fois, Deanna au-dessus, ne me laisse pas gâcher la mission de Reiyna ce soir.
Les gardes tombent à notre gauche et à notre droite. La salle du trÓne se rend à l'ombre. Ma gorge commence à brûler à force de crier, et à ma gauche, Rose se mouille.
La douleur éclate dans ma vision en points blancs étoilés. Je veux juste fuir dans la forêt. Je veux être une bonne fille et me cacher.
Je le sens. Je le connais. Il entre avec le vent et la nuit. Ne gâche pas la mission Remi. Ne gâche pas la mission Remi.
Mes yeux quittent le plafond dorĆ© que j'ai tant aimĆ© enfant pour rencontrer les siens. Je veux refuser de m'agenouiller devant lui, refuser de me soumettre devant l'ennemi de mon peuple ā mais alors mes yeux rencontrent les siens, et mes genoux... mes genoux flĆ©chissent.
Qui aurait cru que le Souverain des Ombres marche comme une lumière liquide étoilée?
La peur et le dĆ©sir traversent ma colonne vertĆ©brale, accompagnĆ©s par l'impact Ć©crasant de mes os contre le marbre. Dieux du ciel, on m'avait prĆ©venu de sa terreur, prĆ©venu de sa prĆ©sence, mais ceci ā ceci est un pouvoir des Dieux d'Antan. TirĆ© d'un abĆ®me si effrayant, si inflexible ā qu'il semble n'avoir ni fin ni commencement.
Mon cÅur bat Ć tout rompre dans ma poitrine, si fort que je suis certaine qu'il peut l'entendre. Ses yeux pleins de mystĆØres inavouĆ©s ā son sourire diabolique ā me fixent droit dans les yeux. Des tatouages noirs, tourbillonnant sur sa peau bronzĆ©e, serpentent le long de ses bras et de son cou. Il est si grand que je dois lever la tĆŖte pour les suivre, parmi les cicatrices et les muscles, jusqu'Ć sa mĆ¢choire acĆ©rĆ©e. Et dans sa bouche, brillant comme une lumiĆØre blanche, se trouve une douce cigarette fumĆ©e.
Il porte des cuirs de combat noirs, deux épées jumelles, et une capuche noire. La fumée tourbillonne autour de son visage lorsqu'il expire, et je ne peux m'empêcher de crier lorsqu'il abaisse la capuche.
Ses yeux brillent dans la nuit. Ils sont nĆ©buleux ā des orbes de montagne et d'Ć©toile. Purement violents, rusĆ©s et mystiques.
Mon cÅur bondit dans ma gorge. Quelque chose chez lui ne va pas. Il est hors de place, rare et inappropriĆ© mais juste. PrĆ©dateur. Envieux. Un homme ne devrait pas ĆŖtre aussi beau que cela. Mais pourtant, il se tient lĆ , me regardant de haut avec un sourire, aussi beau que la nuit noire.
Alors je suis foutrement terrifiƩe.
Je pousse un cri alors que sa main s'approche de mon visage, effleurant ma joue. Je veux bouger, je veux reculer, mais mes jambes sont figƩes. Jamais auparavant un homme ne m'avait fait ressentir cela. Jamais auparavant je n'avais fondu ainsi.
"Te voilà ." Je déteste la réaction de mon corps à sa voix presque autant que la fumée qu'il souffle dans l'air. Mais je ne tousse pas, je ne le repousse pas, je me penche dans son emprise ferme sur mes cheveux et je respire. Je me sens soudain plus courageuse que je ne l'ai été depuis des années.
Je me sens soudain vivante.
Je ne devrais pas ressentir cela. Toute ma vie, j'ai Ć©tĆ© Ć©levĆ©e pour craindre cet homme ā pour craindre sa CĆ©rĆ©monie, son ĆŖtre, mais quelque chose de diffĆ©rent coule dans mon sang. Un air diffĆ©rent de celui que j'ai respirĆ© jusqu'Ć prĆ©sent.
L'homme le remarque. Sourit. Mais pas un de ces sourires sincĆØres et doux. Non, c'est un sourire de moquerie ā de pouvoir. De voir quelque chose d'impuissant se plier Ć votre volontĆ© et d'en trouver de l'amusement. Un sourire de guerrier qui sait qu'il a gagnĆ© la guerre. "As-tu besoin de protection, petite biche?"
J'avale une autre bouffée de fumée épaisse, me rendant compte que son air est ma force vitale. Ai-je besoin de protection? à ce moment précis, il semble que j'ai seulement besoin de protection contre moi-même.
L'air autour de nous semble figé, la lumière du feu immobile, comme si même la lumière elle-même se pliait à sa volonté. Je détourne le regard, désespérée d'échapper au poids de son regard, mais une légère pression de son pouce et de son index sur ma pommette me fait le regarder à nouveau.
"Nous pouvons faire cela de la manière douce, ou de la manière forte, petite colombe," son autre main écarte les cheveux de mon visage, les replaçant derrière mon oreille. "Vas-tu être sage ce soir, ou pas ?"
J'ouvre la bouche, Reiyna, il est censé prendre Reiyna, la Guerrière, la combattante, mais aucun mot, pas même un murmure ne sort.
Ne gâche pas la mission Remi.
Il se penche vers mon oreille, pressant son pouce légèrement contre ma bouche. Mon souffle est si rapide que j'ai du mal à le reprendre, mais je sais qu'il sait ce qu'une partie sombre et troublée de moi-même désire.
Le visage du Roi de Minuit est un masque d'ennui. Aucune émotion, pas un souci pour ce que je vais dire. J'avale de nouveau, essayant de trouver ma voix, essayant de retrouver mon sens de moi-même. C'est le tueur le plus dangereux des siècles, le général de guerre qui a tué ton père. Pourquoi diable suis-je si attirée par lui ?
Mais j'ai peu de choix, et peu importe ce que je dis, que je le suive ou non, j'ai été choisie par les Sorcières pour aller aux Terres Jadis Perdues.
Alors je regarde le mâle le plus puissant et le plus beau que j'aie jamais vu et j'ouvre la bouche.
Ses sourcils se lèvent d'amusement. Bleus. Ses yeux sont d'un bleu glacé.
J'ai toujours trouvĆ© le Soleil trop audacieux, la lumiĆØre de notre Royaume de Solis trop Ć©crasante ā trop Ć©goĆÆste, mais le Roi de Minuit apporte avec lui la fraĆ®cheur du crĆ©puscule et le parfum du jasmin.
Jasmin.
Pas l'odeur de la peur comme ma mĆØre m'avait prĆ©venue, ni la texture du dĆ©sespoir et de la tristesse ā mais l'Ć©closion d'une nouvelle aube. Un champ en fleur de dix mille roses rouges interdites s'Ć©crasant comme du velours riche contre ma peau nue.
Et surtout, le Roi de Minuit apporte avec lui ce qu'un homme comme lui seul peut offrir. La promesse d'une rareté désirée par beaucoup mais convoitée par peu. Mon ravisseur apporte un appel à l'aventure. Quelque chose d'aussi terrifiant que nouveau.
C'est-Ć -dire, jusqu'Ć ce que le masque tombe et que les ombres se dispersent.
Reiyna dit quelque chose, toujours la guerriĆØre devant le Roi de Minuit. "Tu la prendras par-dessus mon cadavre."
Il se tient maintenant au milieu de la salle du trÓne. Pourtant, il était juste là , devant moi, comment est-ce possible ?
Il n'y a aucune pitié dans le regard du mâle. Rien alors qu'il transperce la poitrine de Reiyna avec rien de plus qu'un souffle d'ombre.
Je ne suis pas sĆ»re de crier. Je ne suis pas sĆ»re de respirer. Puis le mĆ¢le le plus dangereux des siĆØcles arrive devant moi dans une brume de fumĆ©e, scintillant du sang de ma sÅur morte, et m'emporte au milieu de la nuit.